vendredi 29 avril 2005

L'aiguille directrice

Dans la série "Le Confucius de ..." voici ce qu'on peut lire dans un ancien manuel de chinois datant de 1911 destiné "aux écoles primaires du premier degré" (Xin guowen, Shangwu yinshuguan) adapté en 1920 par le père Paul Xavier Henri LAMASSE (1869-1952) sous le titre de Sin kouo wen : ou Nouveau manuel de langue chinoise écrite, traduit et expliqué en francais et romanisé selon les principaux dialectes par H. Lamasse, Miss. Ap. de la Société des Missions Etrangères de Paris. Licencié en Droit. Ouvrage couronné par l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. (Il a été réimprimé à l'identique par Li Ming Cultural Enterprise Co, Ltd (Taiwan, 1984) à partir d'un exemplaire de sa troisème édition, préfacée à Moukden en 1939)

1. Télégramme spéciaux. Ordonnance du Ministère de l'Instruction publique.-- L'idée directrice qui doit être prise pour règle en matière d'éducation c'est qu'il faut accorder la première place à l'enseignement de la vertu ; l'enseignement pratique ainsi que les enseignements militaire et civique devant corroborer celui-ci, et celui des beaux-arts et des arts libéraux le porter à son maximum de perfection. (Communiqué de notre envoyé spécial à Pékin)

2. Nouvelles de l'intérieur. Honneurs rendus à la doctrine de Confucius. -- On rapporte que le ministère de l'Instruction publique, étant donné que, dans notre pays, on honore et on admire la doctrine de Confucius comme parfaitement adaptée aux besoins journaliers des relations sociales et de l'ordre public et que, d'autre part, ses paroles et ses actes sont disséminés dans l'ensemble des livres canoniques, a établi comme règle directrice officielle de l'éducation, et ordonné que dans le programme d'étude des écoles, tant secondaires que primaires, soit pour les classes de littérature, soit pour les classes de morale, figure un choix d'enseignements moraux tirés des livres canoniques, et ayant tous pour base la doctrine du Maître.

3. Commentaire des nouvelles du jour. Confucius est le plus grand sage qu'ait produit notre pays ; toutes les générations passées ont tenu à lui rendre honneur. Voici qu'on extrait le sens fondamental de ses paroles les plus remarquables pour en faire l'aiguille directrice de l'éducation. C'est bien là (litt. on peut dire que l'on a trouvé) la véritable manière d'honorer la doctrine de Confucius.

Dans sa préface initiale signée en Mandchourie le 19 mars 1920, en la fête de Saint-Joseph, H. Lamasse énonce les raisons qui l'on conduit au choix du Sin kouo wen (Xin guowen). La troisième est "la louable correction que ce livre, bien que rédigé pour les écoles officielles d'un pays non chrétien, [lui] a paru observer (...) vis-à-vis des questions morales et religieuses" (p. 11). En note, Lamasse ajoute que "le Sin kouo wen [lui] paraît de beaucoup supérieur aux "Classiques" que l'on mettait jadis entre les mains des enfants mêmes chrétiens". Pour ce qui est de son intervention, il rappelle qu'il a réalisé "la traduction en bon français -- autant, du moins, que la chose est réalisable en pareille matière" (!).

lundi 18 avril 2005

Un chant de Confucius

Dans ses Promenades littéraires (Paris : Mercure de France, 1904), Remy de Gourmont (1858-1915) fournit un portrait de Judith Gautier (1845-1917) dont voici le début :
Judith Gautier semble, avec Pierre Loti, représenter, dans la littérature française contemporaine, le goût de l'exotisme. A s'en tenir à ses romans, à ses poésies, à ses pièces de théâtre, elle serait plus volontiers chinoise que française ; et non seulement chinoise, mais japonaise aussi, ou persane, ou égyptienne. Son plus beau roman, le Dragon impérial, témoigne d'une connaissance parfaite de la littérature et des moeurs de la Chine, et le Livre de Jade a prouvé aux plus sceptiques que les mystères de la poésie chinoise lui étaient familiers. Non seulement elle lit le chinois, mais elle le parle ; elle l'écrit aussi, habile à manier le pinceau classique et à construire ces petites maisons baroques dont chacune représente pour le lettré un des mots de sa langue. Elle se promène à l'aise parmi ces hiéroglyphes effarants ; si elle emporte en voyage les oeuvres de quelque poète favori, ce sont celles de Ly-y-Hane ou de Li-Taï-Pé, imprimées sur papier d'écorce de mûrier. La Chine fait ses délices.

La même année, il a consacré à la fille du grand Théophile une plaquette de 34 pages intitulée Judith Gautier, biographie illustrée de portraits et d'autographes, suivie d'opinions, de documents et d'une bibliographie (Paris : Bibliothèque internationale d'édition, collection "Les Célébrités d'aujourd'hui", 1904). On y trouve le document reproduit ci-dessous présentant une photo de la belle Judith et un "Souvenir d'un chant de Confucius" de la main de l'auteur du Livre de jade (1867) qui vient de ressortir (Imprimerie nationale, collection "Salamandre") :

Aux temps heureux de Yao et de Chun, la licorne et le phénix s'aventuraient sur la terre. Pourquoi donc reviendraient-ils aujourd'hui où ces temps là ne sont plus ? O licorne ! O licorne ! que mon coeur est triste.


mardi 12 avril 2005

La langue des yeux seuls

Dans ses Descriptions de la Chine par les Français (1650-1750) (Paris : Geutner, 1928), Ting Tchao-Ts'ing (?) consacre un court chapitre (le septième) à "La méthode d'études chinoises d'[Etienne] Fourmont [(1683-1745)]" citant des extraits de sa préface à ses Réflexions critiques sur les histoires des peuples (1735).

"Plus on y met d'assiduité, plus la difficulté même est grande ; plus en même temps on acquiert de connaissances, plus ces connaissances sont justes, exactes, réfléchies : avantage que n'ont jamais ni les voyageurs ou marchands qui ne séjournent en Chine que pour leur commerce, ni même ceux qui y vont pour l'Evangile, lorsqu'ils se contentent de la langue parlée, ou que, voulant savoir quelques caractères, ils les apprennent par routine et sans principe. Tels sont néanmoins la plupart ; si on les consulte sur la langue parlée des Chinois, ils la possèdent : exigez d'eux une connaissance grammaticale de cette même langue, exigez d'eux la connaissance des dictionnaires, des grammaires des Annales, etc., mais surtout l'art par lequel les docteurs chinois parviennent à la lecture et à l’intelligence des caractères, cette langue des yeux seuls, cette langue des premiers hommes aujourd'hui supérieure aux hiéroglyphes des Egyptiens, ils demeurent muets."

Après un bref commentaire dans lequel il assure que Fourmont est "le premier sinologue qui avait bien découvert le chemin qu'il fallait suivre pour arriver à une connaissance parfaite sur la Chine tout comme sur les Chinois", Ting fournit une liste des publications de Fourmont. Parmi elles ont en trouve une dont le titre est fort plaisant : "Sur les distinctions qu'il faut faire lorsqu'on parle de la langue chinoise, et que, fautes de les avoir faites, les auteurs qui en ont parlé, se sont la plupart trompés". On rêve d'une édition de ce document lu à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, mais resté inédit à ce jour.

Pourtant son oeuvre remarquable n'a pas échappé à tout le monde depuis les pages que lui consacra Ting Tchao-Ts'ing. Cecile Leung a publié en 2002 aux Presses de l'Université de Leuwen un ouvrage de 314 pages intitulé Etienne Fourmont (1683-1745). Oriental and Chinese Languages in Eighteenth-Century France.

Voici pour mémoire la présentation qu'en donne l'éditeur :

Fourmont was the first scholar in France to deal with Chinese matters. He started his career in the Academie des Inscriptions et Belles-Lettres as an Hebraist, but he left this discipline and turned to Chinese in 1711. At that time he met Arcadio Huang, a young French-speaking Chinese man in the Bibliotheque Nationale. Fourmont seized the opportunity to be introduced to Chinese. Huang taught him the pronunciation of the Chinese syllables, and quite particularly, he introduced him to the 214 radicals. Fourmont's first book on the Chinese language, the Meditationes Sinicae, came out in 1737. His second work, Linguae Sinarum Mandarinicae Hieroglyphae, in 1742. Both these works are analyzed in detail in the present monograph. The presentation of the Chinese language in these publications was based on the Latin Grammar. One of the most fascinating points of Fourmont's studies was the way he dealt with the Chinese radicals. In the dictionaries, the Chinese characters are arranged according to a number of simple characters that enter obligatorily into more complex characters. In the course of the centuries the number of radicals varied from 60 to 600, but since 1615 it was settled at 214. This system of 214 radicals, which Fourmont saw in the dictionaries of the Bibliotheque Nationale, and which Huang taught him, was known to very few scholars in Europe. Fourmont's greatest feat was having 80,000 fine Chinese characters engraved in Paris for his many proposed dictionaries. He must have visited his engravers each day for many years to inspect and correct their work. The 'petits chinois', as these engravings were called, are still on display today at the Imprimerie Nationale in Paris.

samedi 9 avril 2005

Confusion sur Confusio

Dans la série "Le Confucius de ..." voici celui du Père jésuite Alvarez Semedo (1585-1658) tel qu'on peut le découvrir dans son Histoire universelle du grand royaume de la Chine (Traduction et introduction de Jean-Pierre Duteil, Paris : Editions Kimé, 1996, p. 81-84 & 124) qu'il publia en 1642 sous le titre d'Imperio de la China, 16 ans avant sa mort à Canton :

Les Chinois universellement ont de l'inclination aux sectes (...) Ils en ont trois en tout, lesquelles, bien que différentes, s'accordent néanmoins entr'elles à ne faillir point, ou pour mieux dire à faillir davantage. Les deux premières appartiennent proprement à la Chine, y étant nées ; la troisième, qui s'applique aux cultes des Idoles, est venue des Indes. La première, qu'on nomme la "Secte des Lettrés" est la plus ancienne de toutes au jugement de ceux qui lui donnent un certain Confusio pour auteur. (124)

Ce philosophe vivait environ 150 ans avant la venue de Jésus-Christ, et comme on peut juger de ses écrits, ce fut un personnage d'un bon naturel, porté à la vertu, prudent, avisé, sentencieux et amateur du Bien commun. Il eut un grand nombre de disciples et de sectateurs qui, pensant réformer le monde, chassèrent la sincérité des commerces et la vérité des compagnies, et changèrent l'ancienne façon de vivre, introduisant de nouvelles coutumes en divers Royaumes, où ils eurent part au Gouvernement. Ainsi dès qu'on ne suivait pas leurs avis et conseils dans l'un, ils passaient à l'autre : ce qui les rendit odieux aux autres philosophes, qui vivaient dans le même temps. Lesquels ne pouvant approuver leurs procédures, ni souffrir que les affaires fûssent si mal conduites, se retirèrent dans leurs maisons pour s'adonner au labourage, eux-mêmes cultivant leur terre. (81)

Le K'ong-tseu de George SDM

Dans la série "Le Confucius de ..." voici un aperçu de celui que fait revivre George Soulié de Morant (1878 - 1955) dans son Essai sur la littérature chinoise (Paris : Mercure de France, 1912) :
Le nom de Confucius sous lequel l'illustre moraliste nous est connu, provient d'une latinisation de son nom K'ong fou-tseu, le maître K'ong, ou K'ong-tseu, le philosophe K'ong ; les premiers missionnaires le nommèrent ainsi, de même qu'ils affublèrent Lao-tseu de l'appellation de Laotius ; Mi-tseu, de celle de Mitius. Nous lui restituerons le titre sous lequel il est connu en Chine, celui de K'ong-Tseu. (70)

Il vint au monde en 551 avant J.-C. dans le district de Tch'ang-p'ing (la paix constante) près de la ville de Tchéou, à K'iue-li, petit village du Chan-tong sud-ouest. (...) Il mourut en - 479, âgé de 72 ans : son tombeau est à la sous-préfecture du Tertre-des-Chansons (K'iu-feou hien) dans le Chan-tong. (...) (71)

K'ong-Tseu n'a jamais écrit d'oeuvres philosophiques : le seul ouvrage qui soit dû à son pinceau, ou plutôt à son stylet, car les pinceaux n'étaient pas encore inventés, est le "Printemps et l'automne" (Tch'ouen-tsieou), annales du pays de Lou de - 772 à 484. (...) On lui doit, il est vrai, la réunion des deux grandes anthologies de l'antiquité : le Livre de la Prose (Chou King) et le Livre des Vers (Che King) (...). Il ajouta enfin un commentaire au Livre des Transformations (le Yi King). Tout l'enseignement philosophique de K'ong-tseu est contenu dans les Quatre Ecrits (Sseu-chou) (...).

Il en a été pour K'ong-tseu, comme pour le Bouddha et pour Jésus-Christ, qui ont été dédaignés ou même ignorés pendant leur vie, et dont l'enseignement ne vient pas d'eux-mêmes, mais des disciples de grand talent qui l'ont formulé. K'ong-tseu serait devenu comme Bouddha et Jésus-Christ, un dieu, si les Chinois, contrairement aux aryens, n'étaient pas sceptiques et pleins de bon sens, quoique supersticieux en même temps. (73)

La silhouette que les générations successives ont formée peu à peu de K'ong-tseu est intéressante à connaître, non pour savoir ce qu'il fut en réalité, mais pour se rendre compte de l'idéal de moral de la race ; ce n'est pas un être sublime, emporté par des rêves immatériels de dévouement ou de tendresse, mais tout au contraire la perfection de l'ordinaire, ce que doit être un homme moyen pour que la société vive en paix et en confiance heureuse, c'est-à-dire soucieux de ses devoirs sociaux et jugeant toute action d'après l'effet qu'elle pourrait avoir sur le prochain : respectueux des autorités, soumis aux parents et aux frères aînés, travaillant avec patience et ténacité, veillant sur soi-même et s'entraînant sans cesse à l'insensibilité extérieure afin de ne pas troubler l'ordre des manifestations de joies ou de douleurs personnelles ; les perceptions affinées cependant par une tension continue de l'esprit." (73-74)

Soulié est aussi l'auteur d'une Vie de Confucius (1929) et, la même année, de ce qui semble bien être une traduction du Lunyu, sous le titre Les Préceptes de Confucius (1929), qu'il appelle ici Les Entretiens (Louen-yu) : "[ils ont été] rédigés après la mort de K'ong-tseu par un de ses disciples, Jo Yeou-tseu (Tseu-lou)." (72)

vendredi 1 avril 2005

Le Confutzee de Voltaire

Dans la série "Le Confucius de ..." voici celui de Voltaire (1694-1778)

1. d'après Le Philosophe ignorant (1766), chapitre XLI. "De Confucius" :

Les Chinois n'eurent aucune superstition, aucun charlatanisme à se reprocher comme les autres peuples. Le gouvernement chinois montrait aux hommes, il y a fort au delà de quatre mille ans, et leur montre encore qu'on peut les régir sans les tromper ; que ce n'est pas par le mensonge qu'on sert le Dieu de vérité ; que la superstition est non seulement inutile, mais nuisible à la religion. Jamais l'adoration de Dieu ne fut si pure et si sainte qu'à la Chine (à la révélation près). Je ne parle pas des sectes du peuple, je parle de la religion du prince, de celle de tous les tribunaux et de tout ce qui n'est pas populace. Quelle est la religion de tous les honnêtes gens à la Chine, depuis tant de siècles ? La voici : Adorez le ciel, et soyez juste. Aucun empereur n'en a eu d'autre.

On place souvent le grand Confutzée, que nous nommons Confucius, parmi les anciens législateurs, parmi les fondateurs de religions : c'est une grande inadvertance. Confutzée est très moderne ; il ne vivait que six cent cinquante ans avant notre ère. Jamais il n'institua aucun culte, aucun rite ; jamais il ne se dit ni inspiré ni prophète ; il ne fit que rassembler en un corps les anciennes lois de la morale.

Il invite les hommes à pardonner les injures et à ne se souvenir que des bienfaits,
A veiller sans cesse sur soi-même, à corriger aujourd'hui les fautes d'hier ;
A réprimer ses passions, et à cultiver l'amitié ; à donner sans faste, et à ne recevoir que l'extrême nécessaire sans bassesse.
Il ne dit point qu'il ne faut pas faire à autrui ce que nous ne voulons pas qu'on fasse à nous-mêmes : ce n'est que défendre le mal ; il fait plus, il recommande le bien : « Traite autrui comme tu veux qu'on te traite. »
Il enseigne non seulement la modestie, mais encore l'humilité ; il recommande toutes les vertus.

2. d'après le Dictionnaire Philosophique, rubrique "Philosophe" :

Par quelle fatalité, honteuse peut-être pour les peuples occidentaux, faut-il aller au bout de l'Orient pour trouver un sage simple, sans faste, sans imposture, qui enseignait aux hommes à vivre heureux six cents ans avant notre ère vulgaire, dans un temps où tout le Septentrion ignorait l'usage des lettres, et où les Grecs commençaient à peine à se distinguer par la sagesse ? Ce sage est Confucius, qui étant législateur ne voulut jamais tromper les hommes. Quelle plus belle règle de conduite a-t-on jamais donnée depuis lui dans la terre entière ?
« Réglez un État comme vous réglez une famille ; on ne peut bien gouverner sa famille qu'en lui donnant l’exemple.

« La vertu doit être commune au laboureur et au monarque.
« Occupe-toi du soin de prévenir les crimes pour diminuer le soin de les punir.
« Sous les bons rois Yao et Xu, les Chinois furent bons ; sous les mauvais rois Kie et Chu, ils furent méchants.
« Fais à autrui comme à toi-même.
« Aime les hommes en général ; mais chéris les gens de bien. Oublie les injures, et jamais les bienfaits.
« J'ai vu des hommes incapables de sciences, je n'en ai jamais vu incapables de vertus. »
Avouons qu’il n'est point de législateur qui ait annoncé des vérités plus utiles au genre humain.

Ces extraits proviennent du site Oeuvres complètes de Voltaire.

Délicatesse chinoise

Dans La Sagesse de Confucius que je découvre en ce moment, Lin Yutang parle avec beaucoup d'enthousiasme des traductions de GU Hongming 辜鴻銘 (1857-1928) alias Kou Houng Ming, Kou-Houng-Ming ou Ku Hung-Ming, citant un ouvrage de lui que je n'ai pas encore réussi à trouver, intitulé La conduite de la vie. La référence complète serait Ku Hung Ming, The Conduct of Life: A Translation of the Doctrine of the Mean, Londres : John Murray, 1906).

J'avais à l'époque de sa réédition aux Editions de l'Aube (1996) manqué
L'esprit du peuple chinois (Traduit de l'anglais de P. Rival) qu'il composa en 1915. Il est maintenant épuisé, ce dont on pourrait se réjouir tant l'ouvrage est problématique par bien des aspects et un rien désuet. Je me rattrape en le lisant dans une édition originale (Paris : Stock, 1927) achetée à L'Opiomane. En voici un avant-goût tiré de la préface de l'auteur :

Les Américains, qu'on me permette de le dire, ne comprennent pas facilement les Chinois parce que si, dans l'ensemble, ils ont l'esprit étendu et simple, ils manquent de profondeur. Les Anglais ne peuvent pas comprendre la Chine : leur esprit est profond et simple mais il manque d'étendue. Les Allemands, eux non plus, ne peuvent pas nous comprendre car, surtout lorsqu'ils sont cultivés, ils possèdent la profondeur et l'étendue, mais n'ont pas la simplicité. Je crois que ce sont les Français qui ont le mieux compris les Chinois, qui sont le plus aptes à apprécier la civilisation chinoise. Les Français, il est vrai, n'ont pas la profondeur des Allemands, ni la largeur d'esprit des Américains ni la simplicité des Anglais ; mais ils ont à un degré tout à fait supérieur une qualité qui manque aux trois autres peuples que nous avons mentionnés, une qualité nécessaire avant tout pour comprendre la Chine, c'est la délicatesse. Car aux trois traits principaux de la civilisation chinoise, je dois en ajouter un quatrième, la délicatesse, qui est le plus caractéristique. Cette délicatesse, les Chinois la possèdent à un degré si éminent qu'on n'en trouve nulle part l'équivalent, excepté peut-être chez les anciens Grecs.
D'après ce que j'ai dit, on peut comprendre que les Américains, s'ils étudient la civilisation chinoise, manqueront de profondeur, que les Anglais manqueront de largeur d'esprit, et les Allemands de simplicité et qu'en outre ces trois peuples manqueront d’une qualité qu'ils ne possèdent pas à un degré éminent : la
délicatesse. Quant aux Français, ils manqueront tout à la fois de profondeur, de largeur d'esprit et de simplicité ; ils manqueront même d'une certaine délicatesse d'un ordre encore supérieur à celle qu'ils possèdent actuellement. Aussi, je suis amené à penser que l'étude de la civilisation et de la littérature chinoises sera certainement profitable à tous les peuples d'Europe et d'Amérique.

Le préfacier, l'écrivain et historien antifasciste italien, Guglielmo Ferrero (1871-1942), a trouvé une jolie formule pour parler de Gu Hongming. C'est, écrit-il, un "fort révulsif moral", qui "connaît ce qu'il déteste", pour avoir longtemps vécu en Europe. C'est, ajoute-t-il, un "Vieux-Chinois" ; c'est-à-dire un traditionaliste, un fidèle de l'ancienne Chine monarchiste et confucienne (sic !), un ennemi de l'occident et de la civilisation occidentale", dont l'érudition bien qu'excetionnelle, "présente certaines lacunes et imperfections". Toujours très mesuré dans sa critique, Ferrero ne peut faire moins que de l'accuser de "simplifier trop en parlant de notre histoire", et pour résumer de forcer le trait. Il conclut son intervention par ces deux phrases qui laisse dubitatif : "Je recommande la lecture de ce petit livre lumineux et profond. Il a été écrit par un Chinois qui, au fond de son âme, considère les Européens et les Américains comme des barbares ; et son esprit critique a été aiguisé encore davantage par les malheurs de son pays."

De son côté, Lin Yutang fait l'éloge de la traduction par Gu du Zhongyong (Invariable Milieu), qu'il reprend dans sa Sagesse de Confucius :

"[Elle] est si brillante et si pénétrante qu’il est regrettable qu’il n’en ait pas fait d’autre, car elle rend la pensée de Confucius parfaitement intelligible à l’homme moderne. Toutefois, j’ai jugé préférable de supprimer son propre commentaire qui fait appel à Goethe [(1749-1832)], Matthew Arnold [(1822-1888)] et aux « Livre des Proverbes »de la Bible pour élucider le sens de cette philosophie. ... Je me suis permis également d’apporter quelques corrections aux passages où Gu s’écarte du texte chinois ; en outre, je ne souscris pas au plan qu’il a adopté pour ce chapitre et j’y ai substitué le mien. D’une façon générale, je me suis abstenu de tout commentaire et je me suis borné à établir des subdivisions munies de titres capables de guider le lecteur dans l’exposition et le développement des idées. Mais les commentaires sont implicitement contenus dans la traduction et je considère une traduction de ce genre comme une sorte de commentaire, car il ne peut y avoir de traduction intelligente si le traducteur ne cherche pas à interpréter le texte. Cette remarque vaut tout spécialement pour une traduction d’un texte chinois ancien en anglais moderne. Premièrement, les mots employés ont forcément une signification générale très différente, et en second lieu les textes anciens, bien qu’extrêmement nets et concis, revêtent par endroits un caractère ambigu, si bien qu’il faut ajouter des mots de liaison et d’autres, indispensables à la syntaxe d’une langue occidentale. En outre, les interprétations chinoises du même texte varient profondément, de sorte que le traducteur doit faire son choix ou proposer la sienne, lorsqu’il est sûr d’avoir une conception nouvelle du sujet. Je me suis donc abstenu de commentaires à la manière de Gu Hongming, sauf lorsqu’ils étaient absolument nécessaires à la compréhension de certaines idées et de certains termes."

Mais Gu n'était pas qu'un conservateur raciste, c'était aussi un amateur de pieds bandés. Mais, on en reparlera un de ces jours prochains.