vendredi 6 mai 2005

Le Socrate de la Chine

Le Département de Formation aux Métiers du Livre et de la Documentation de l'Université de Lille 3 fournit sur son site internet des extraits de l'Article "Bibliothèque" in Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres. Mis en ordre & publié par M.DIDEROT, de l'Académie Royale des Sciences & des Belles-Lettres de Prusse : & quant à la PARTIE MATHEMATIQUE, par M.D'ALEMBERT, de l'Académie Royale des Sciences de Paris, de celle de Prusse, & de la Société Royale de Londres. Paris ; Neuchâtel : 1751-1772. (T. 2, p.228-240). Je reproduis ici le passage consacré à la Chine, passage dans lequel il est noté que Confucius fut souvent appelé "le Socrate de la Chine" :

Il est certain que toutes les Nations cultivent les Sciences, les unes plus, les autres moins ; mais il n'y en a aucune où le savoir soit plus estimé que chez les Chinois. Chez ce peuple on ne peut parvenir au moindre emploi qu'on ne soit savant, du moins par rapport au commun de la nation. Ainsi ceux qui veulent figurer dans le monde sont indispensablement obligés de s'appliquer à l'étude. Il ne suffit pas chez eux d'avoir la réputation de savant, il faut l'être réellement pour pouvoir parvenir aux dignités & aux honneurs ; chaque candidat étant obligé de subir trois examens très-sévères, qui répondent à nos trois degrés de bachelier, licencié, & docteur.
De cette nécessité d'étudier il s'ensuit, qu'il doit y avoir dans la Chine un nombre infini de livres & d'écrits ; & par conséquent que les gens riches chez eux doivent avoir formé de grandes bibliotheques.
En effet, les historiens rapportent qu'environ deux cents ans avant J.C. Chingius, ou Xius, empereur de la Chine, ordonna que tous les livres du royaume (dont le nombre étoit presqu'infini) fussent brûlés, à l'exception de ceux qui traitoient de la médecine, de l'agriculture, & de la divination, s'imaginant par-là faire oublier les noms de ceux qui l'avoient précédé, & que la postérité ne pourroit plus parler que de lui. Ses ordres ne furent pas exécutés avec tant de soin , qu'une femme ne pût sauver les ouvrages de Mentius, de Confucius surnommé le Socrate de la Chine, & de plusieurs autres, dont elle colla les feuilles contre le mur de sa maison, où elles resterent jusqu'à la mort du tyran.
C’est pour cette raison que ces ouvrages passent pour être les plus anciens de la Chine, & surtout ceux de Confucius pour qui ce peuple a une extrême vénération. Ce philosophe laissa neuf livres qui sont pour ainsi dire, la source de la plûpart des ouvrages qui ont paru depuis son tems à la Chine, & qui sont si nombreux, qu'un seigneur de ce pays (au rapport du P. Trigault) s'étant fait Chrétien, employa quatre jours à brûler ses livres, afin de ne rien garder qui sentit les superstitions des Chinois. Spizelius dans son livre
de re litteraria Sinensium, dit qu'il y a une bibliotheque sur le mont Lingumen de plus de 30 mille volumes, tous composés par des auteurs Chinois, & qu'il n'y en a guere moins dans le temple de Venchung, proche l'Ecole royale.

L'expression apparaît chez Fénelon (1651-1715), alias François de Salignac de La Mothe, qui a fait dialoguer Confucius et Socrate, dans le septième de ses Dialogues avec les morts composés pour l'éducation d'un prince (1692), dont voici le début :

Confucius : J'apprends que vos Européens vont souvent chez nos Orientaux, et qu'ils me nomment le Socrate de la Chine. Je me tiens honoré de ce nom.
Socrate : Laissons les compliments, dans un pays où ils ne sont plus de saison. Sur quoi fonde-t-on cette ressemblance entre nous ?
Confucius : Sur ce que nous avons vécu à peu près dans les mêmes temps, et que nous avons été tous deux pauvres, modérés, pleins de zèle pour rendre les hommes vertueux.
Socrate : Pour moi, je n'ai point formé, comme vous, des hommes excellents, pour aller dans toutes les provinces semer la vertu, combattre le vice et instruire les hommes.

On peut le lire dans une version numérisée des Dialogues sur le site de la BNF ou dans le choix réalisé par Jacques Gaillard pour Actes Sud (collection "Babel" n° 108, p. 40-54) et les savants commentaires d'Etiemble qui consacra le chapitre XXII de son Europe chinoise, Tome I. De l'Empire romain à Leibniz. (Paris : Gallimard, "Bibliothèque des Idées", 1988, p. 321-334), à "Fénelon et la Chine (D'après Socrate et Confucius)". En voici la conclusion :

Intéressante, en somme, et contradictoire, la thèse de Fénelon en ce dialogue des morts ! Agacé par la sinophilie des jésuites et des humanistes, il leur reproche de n'être point assez philosophes, et d'accepter comme autant de vérités toutes les fables à la mode ; en quoi il avait grandement, sinon tout à fait raison. Mais par réaction contre ce zèle indiscret, il oublie la prudence qu'il commande à ceux qu'il critique, et dénigre la Chine avec autant de passion que ceux-là en gaspillent à la louer sans mesure. Plus "philosophe" en un sens que les "philosophes", en l'autre sens il l'est beaucoup moins qu'eux. Bayle tirait à soi le P. Le Gobien ; Fénelon, qui connaît les ouvrages du P. Le Comte, y néglige ce qui trop évidemment contredit son préjugé. Si telles sont les faiblesses de deux hommes exceptionnels par l'intelligence, imaginez qu'elle Chine alors se représentent les médiocres ! Tâchez plutôt de ne pas l'imaginer. (p. 334)

Du reste, il semblerait que la comparaison de Confucius avec Socrate soit antérieure au dialogue de Fénelon. On la trouve, en effet, dans un texte de François de La Mothe Le Vayer (1588-1672) dont le titre est De la vertu des paîens (1641) (Paris : Augustin Courbé, 1647), également accessible dans le fonds numérisé de la BNF. La seconde partie porte un chapitre intitulé "De Confutius, le Socrate de la Chine" (p. 228-239) qu'analyse finement Etiemble (op.cit., p. 268-279).

Toutes les histoires que nous avons d'eux conviennent en ce point, que le plus homme de bien, et le plus grand Philosophe qu'ait vu l'Orient, a été un nommé Confutius Chinois, dont ils ont la mémoire en telle vénération, qu'ils élèvent sa statue dans des Temples, avec celles de quelques-uns de ses disciples. Ce n'est pourtant qu'ils le tiennent pour un Dieu, ni qu'ils l'invoquent en leurs prières ; mais ils pensent qu'après le Souverain Etre, l'on peut ainsi révérer les grands personnages qu'ils croient Saints et dont ils font une espèce de demi-Dieu. Entre plusieurs circonstances de la vie de ce Philosophe, il y en a deux ou trois qui me font dire, qu'on le peut fort bien nommer le Socrate de la Chine. La première regarde le temps auquel il a paru dans le monde, qui ne se trouvera guère différent de celui du vrai Socrate des Grecs. Car si la naissance de Confutius n'a précédé celle de notre Seigneur que de cent cinquante et un an, selon la supputation du Père Trigaut, Confutius ayant vécu plus de soixante et dix ans, il y aura peu à dire que le temps de sa mort n'arrive à celui de la génération de Socrate. D'où il s'ensuit qu'un même siècle fit voir à la Chine et à la Grèce les deux plus vertueux hommes de toute la Gentilité. Ils ont encore cela en commun entre eux, que l'un et l'autre méprisèrent les sciences moins utiles pour cultiver très soigneusement celles des moeurs qui nous touchent de près. De sorte qu'ont peut dire que Confutius fit descendre aussi que Socrate la philosophie du Ciel en terre, par l'autorité qu'ils donnèrent tous deux à la Morale, que les curiosités de la Physique, de l'Astronomie, et de semblables spéculations avaient presque fait mépriser auparavant. (p. 230-231)

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