mercredi 14 septembre 2005

Fumer du feu

Ceux qui ont récemment visité le site de l'Université de Provence ont sans doute noté qu'elle lançait sa campagne "Une université sans tabac !" C'est ainsi qu'on peut y lire cette profession de foi : "L'Université de Provence sera désormais sans tabac à partir de la rentrée 2005. Une commission rassemblant des fumeurs et des non-fumeurs est chargée d'accompagner cette mesure." Ouf ! on va pouvoir respirer dans les couloirs.

La page consacrée à cette action fournit des adresses et des liens utiles pour aider les plus réticents à abandonner le tabac. N'étant pas doué pour les slogans - le seul que j'ai trouvé est sans doute assez mauvais ; je vous le livre tel quel : "Fumer tue, le tabac pue"), je vais m'associer à l'entreprise avec une autre arme.

Cette botte secrète qui devrait faire mouche - au moins sur les admirateurs du grand Honoré -, m'a été fournie par la Bibliothèque de Lisieux, rubrique "curiosa". On y trouve effectivement un texte d'Honoré de Balzac (1799-1850) intitulé Traité des excitants modernes (1838), lequel figure en appendice d'une édition de la Physiologie du goût de Jean-Anthelme Brillat-Savarin (1755-1826) (Charpentier, 1838). Un coup d'oeil à cette édition permet de lire (p. 445-449) , le "préambule, très personnel, et entaché de la pestilentielle maladie connue sous le nom de l'ANNONCE" dans lequel Balzac donne des explications sur "cet appendice, audacieusement placé en matière de dessert, après un livre aimé". C'est ainsi qu'il nous apprend que son Traité des excitants modernes est un extrait de Pathologie de la vie à paraître, "oeuvre où fourmillent des théories et des traités sur toutes les vanités sociales qui nous affligent ou nous rendent heureux."

Le texte en question est, bien entendu, un régal et n'a pas besoin de commentaire : il faut le lire ab-so-lu-ment que l'on soit ou non fumeur. J'en cite juste le début, puis un fragment du passage sur le tabac. Mais ne manquez pas le reste et la suite :

LA QUESTION POSEE

L'absorption de cinq substances, découvertes depuis environ deux siècles et introduites dans l'économie humaine, a pris depuis quelques années des développements si excessifs, que les sociétés modernes peuvent s'en trouver modifiées d'une manière inappréciable.
Ces cinq substances sont :
1° L'eau-de-vie ou alcool, base de toutes les liqueurs, dont l'apparition date des dernières années du règne de Louis XIV, et qui furent inventées pour réchauffer les glaces de sa vieillesse.
2° Le sucre. Cette substance n'a envahi l'alimentation populaire que récemment, alors que l'industrie française a su la fabriquer en grandes quantités et la remettre à son ancien prix, lequel diminuera certes encore, malgré le fisc, qui la guette pour l'imposer.
3° Le thé, connu depuis une cinquantaine d'années.
4° Le café. Quoique anciennement découvert par les Arabes, l'Europe ne fit un grand usage de cet excitant que vers le milieu du dix-huitième siècle.
5° Le tabac, dont l'usage par la combustion n'est devenu général et excessif que depuis la paix en France.

Examinons d'abord la question, en nous plaçant au point de vue le plus élevé.
Une portion quelconque de la force humaine est appliquée à la satisfaction d'un besoin ; il en résulte cette sensation, variable selon les tempéraments et selon les climats, que nous appelons
plaisirs. Nos organes sont les ministres de nos plaisirs. Presque tous ont une destination double : ils appréhendent des substances, nous les incorporent, puis les restituent, en tout ou en partie, sous une forme quelconque, au réservoir commun, la terre, ou à l'atmosphère, l'arsenal dans lequel toutes les créatures puisent leur force néocréative. Ce peu de mots comprend la chimie de la vie humaine.
Les savants ne morderont point sur cette formule. Vous ne trouverez pas un sens, et par sens il faut entendre tout son appareil, qui n'obéisse à cette charte, en quelque région qu'il fasse ses évolutions. Tout excès se base sur un plaisir que l'homme veut répéter au delà des lois ordinaires promulguées par la nature. Moins la force humaine est occupée, plus elle tend à l'excès ; la pensée l'y porte irrésistiblement.

DU TABAC

Je n'ai pas gardé sans raison le tabac pour le dernier ; d'abord cet excès est le dernier venu, puis il triomphe de tous les autres.
La nature a mis des bornes à nos plaisirs. Dieu me garde de taxer ici les vertus militantes de l'amour, et d'effaroucher d'honorables susceptibilités ; mais il est extrêmement avéré qu'Hercule doit sa célébrité à son douzième travail, généralement regardé comme fabuleux, aujourd'hui que les femmes sont beaucoup plus tourmentées par les fumées des cigares que par le feu de l'amour. Pour le sucre, le dégoût arrive promptement chez tous les êtres, même chez les enfants. Quant aux liqueurs fortes, l'abus donne à peine deux ans d'existence ; celui du café procure des maladies qui ne permettent pas d'en continuer l'usage. Au contraire, l'homme croit pouvoir fumer indéfiniment. Erreur. Broussais, qui fumait beaucoup, était taillé en hercule ; il devait, sans excès de travail et de cigares, dépasser la centaine : il est mort dernièrement à la fleur de l'âge, relativement à sa construction cyclopéenne. Enfin un dandy tabacolâtre a eu le gosier gangréné, et, comme l'ablation a paru justement impossible, il est mort.
Il est inouï que Brillat-Savarin, en prenant pour titre de son ouvrage
Physiologie du Goût, et après avoir si bien démontré le rôle que jouent dans ses jouissances les fosses nasales et palatales, ait oublié le chapitre du tabac.
Le tabac se consomme aujourd'hui par la bouche après avoir été longtemps pris par le nez : il affecte les doubles organes merveilleusement constatés chez nous par Brillat-Savarin : le palais, ses adhérences, et les fosses nasales. Au temps où l'illustre professeur composa son livre, le tabac n'avait pas, à la vérité, envahi la société française dans toutes ses parties comme aujourd'hui. Depuis un siècle, il se prenait plus en poudre qu'en fumée, et maintenant le cigare infecte l'état social. On ne s'était jamais douté des jouissances que devait procurer l'état de cheminée.

Le tabac fumé cause en prime abord des vertiges sensibles ; il amène chez la plupart des néophytes une salivation excessive, et souvent des nausées qui produisent des vomissements. Malgré ces avis de la nature irritée, le tabacolâtre persiste, il s'habitue. Cet apprentissage dure quelquefois plusieurs mois. Le fumeur finit par vaincre à la façon de Mithridate, et il entre dans un paradis. De quel autre nom appeler les effets du tabac fumé ? Entre le pain et du tabac à fumer, le pauvre n'hésite point ; le jeune homme sans le sou qui use ses bottes sur l'asphalte des boulevards, et dont la maîtresse travaille nuit et jour, imite le pauvre ; le bandit de Corse que vous trouvez dans les rochers inaccessibles ou sur une plage que son oeil peut surveiller, vous offre de tuer votre ennemi pour une livre de tabac. Les hommes d'une immense portée avouent que les cigares les consolent des plus grandes adversités. Entre une femme adorée et le cigare, un dandy n'hésiterait pas plus à la quitter que le forçat à rester au bagne s'il devait y avoir du tabac à discrétion ! Quel pouvoir a donc ce plaisir que le roi des rois aurait payé de la moitié de son empire, et qui surtout est le plaisir des malheureux ? Ce plaisir, je le niais, et l'on me devait cet axiome : fumer un cigare, c'est fumer du feu.

Ci-contre le daguerréotype d'Honoré de Balzac réalisé en 1842 par Louis-Auguste Bisson.

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