mardi 4 août 2009

Aux Charmettes

Quasi en direct des Charmettes (Chambéry),
ce passage des Confessions de Jean-Jacques Rousseau :
Je ne finirais pas ces détails si je voulais suivre toutes les routes par lesquelles, durant mon apprentissage, je passai de la sublimité de l'héroïsme à la bassesse d'un vaurien. Cependant en prenant les vices de mon état, il me fut impossible d'en prendre tout à fait les goûts. Je m'ennuyais des amusements de mes camarades ; et quand la trop grande gêne m'eut aussi rebuté du travail, je m'ennuyai de tout. Cela me rendit le goût de la lecture, que j'avais perdu depuis longtemps. Ces lectures, prises sur mon travail, devinrent un nouveau crime qui m'attira de nouveaux châtiments. Ce goût irrité par la contrainte devint passion, bientôt fureur. La Tribu, fameuse loueuse de livres, m'en fournissait de toute espèce. Bons et mauvais, tout passait; je ne choisissais point: je lisais tout avec une égale avidité. Je lisais à l'établi, je lisais en allant faire mes messages, je lisais à la garde-robe, et m'y oubliais des heures entières ; la tête me tournait de la lecture, je ne faisais plus que lire. Mon maître m'épiait, me surprenait, me battait, me prenait mes livres. Que de volumes furent déchirés, brûlés, jetés par les fenêtres ! que d'ouvrages restèrent dépareillés chez la Tribu ! Quand je n'avais plus de quoi la payer, je lui donnais mes chemises, mes cravates, mes hardes ; mes trois sous d'étrennes tous les dimanches lui étaient régulièrement portés.
Voilà donc, me dira-t-on, l'argent devenu nécessaire. Il est vrai, mais ce fut quand la lecture m'eut ôté toute activité. Livré tout entier à mon nouveau goût, je ne faisais plus que lire, je ne volais plus. C'est encore ici une de mes différences caractéristiques. Au fort d'une certaine habitude d'être, un rien me distrait, me change, m'attache, enfin me passionne: et alors tout est oublié ; je ne songe plus qu'au nouvel objet qui m'occupe. Le coeur me battait d'impatience de feuilleter le nouveau livre que j'avais dans la poche ; je le tirais aussitôt que j'étais seul, et ne songeais plus à fouiller le cabinet de mon maître. J'ai même peine à croire que j'eusse volé, quand même j'aurais eu des passions plus coûteuses. Borné au moment présent, il n'était pas dans mon tour d'esprit de m'arranger ainsi pour l'avenir. La Tribu me faisait crédit : les avances étaient petites; et quand j'avais empoché mon livre, je ne songeais plus à rien. L'argent qui me venait naturellement passait de même à cette femme ; et quand elle devenait pressante, rien n'était plus tôt sous ma main que mes propres effets. Voler par avance était trop de prévoyance, et voler pour payer n'était pas même une tentation.
A force de querelles, de coups, de lectures dérobées et mal choisies, mon humeur devint taciturne, sauvage; ma tête commençait à s'altérer, et je vivais en vrai loup-garou. Cependant si mon goût ne me préserva pas des livres plats et fades, mon bonheur me préserva des livres obscènes et licencieux : non que la Tribu, femme à tous égards très accommodante, se fît un scrupule de m'en prêter ; mais, pour les faire valoir, elle me les nommait avec un air de mystère qui me forçait précisément à les refuser, tant par dégoût que par honte; et le hasard seconda si bien mon humeur pudique, que j'avais plus de trente ans avant que j'eusse jeté les yeux sur aucun de ces dangereux livres qu'une belle dame de par le monde trouve incommodes, en ce qu'on ne peut, dit-elle, les lire que d'une main.